Bonus: La liturgie par Noël avec les échos de Claude et de Shafique

Noël Ruffieux

La première description de la communauté chrétienne, dans les Actes des Apôtres (2,42-46), donne une image de sa liturgie* :

« Ils étaient assidus à l’enseignement des apôtres et à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières. Unanimement, chaque jour ils se rendaient au Temple. »

Ce peuple de Dieu, petit et limité à Jérusalem, œuvre ensemble à la vie du salut. Liturgie signifie l’œuvre du peuple de Dieu. Si cette première communauté a une liturgie propre – « Ils rompaient le pain à la maison » – les disciples de Jésus continuent d’aller au Temple. Hors de Jérusalem, dans les cités où se répand l’Evangile, les chrétiens fréquentent un temps la synagogue. Il n’est pas étonnant que la liturgie chrétienne hérite de nombreux éléments de la liturgie juive.

Le langage de la liturgie

Très tôt, l’Eglise chrétienne développe sa manière de prier et célébrer Dieu, sa liturgie, comme en témoigne la Didachè, vers 100, en Syrie. Ce livre précieux donne des indications sur la célébration du baptême, de l’Eucharistie, dont certaines formules figurent dans nos liturgies actuelles. Au cours des siècles suivants, l’Eglise poursuit le développement liturgique, soucieuse d’inculturer l’Evangile dans les peuples acquis à la foi nouvelle. Ainsi naissent des styles liturgiques et des rituels différents, tous mettant l’accent sur le cœur du mystère chrétien. Confessant la même foi, les Eglises locales peuvent la dire et la célébrer diversement.

La liturgie n’est pas que parole et prédication. Pour se révéler à l’homme, Dieu se revêt de la chair qu’il a créée. Pour se dire, il emprunte des éléments de sa Création. Les éléments matériels disent Dieu et le révèlent. « Nous t’offrons le signe et la réalité du saint Corps et du Sang de ton Fils… »[4] Au-delà des mots, le langage liturgique se sert d’éléments matériels, de gestes humains pour dire l’action de Dieu dans le monde et aller vers lui.  

A la Création, tout est beau, et le couple humain très beau. Si la faute humaine – hier, aujourd’hui – brise cette dignité, la venue de Dieu dans la chair – hier, aujourd’hui – la reconstitue. La rencontre en Jésus du divin et de l’humain fonde la valeur symbolique de la liturgie, rencontre de Dieu et de l’homme. « Reconnais, Chrétien, ta dignité : tu es devenu participant de la nature divine. »[5] Le matériel, le physique offre un langage naturel pour dire cette rencontre. Le symbole tient les deux bouts de la réalité : Dieu et l’homme. Le symbole est une échelle : Jésus est le symbole par excellence.

Ainsi, depuis l’entrée de Dieu dans le monde, dans la matière, tout est sacré. Le profane n’est que du sacré profané, détourné de son usage. L’Evangile n’invite pas le Chrétien à fuir le monde profane vers un refuge sacré, mais plutôt à restituer à chaque être du monde sa destination foncière, « quand les temps seront accomplis, ramener toutes choses sous un seul chef, le Christ, les êtres célestes comme les terrestres » (Ephésiens 1, 10).

Pour dire la rencontre de Dieu et de l’homme, la liturgie se sert d’éléments matériels : icône, pain et vin, eau, huile, parfums, chants, fleurs, lumière, corps… Animé par la Parole de Dieu, le langage liturgique parle à tout l’homme : physique, sensible, affectif, intellectuel, esthétique, spirituel : le corps, l’esprit, le cœur. Parole de Dieu et signes matériels sont étroitement liés. « Retire la Parole, dit Augustin, et l’eau du baptême n’est plus que de l’eau. La Parole du Seigneur se joint à cet élément et cela devient un sacrement, une parole visible. »[6]

La difficulté du Chrétien est de trouver le lieu du cœur où la rencontre intime entre Dieu et l’homme se réalise comme un destin personnel. La liturgie offre le lieu et le temps favorables à cette intimité. Alors, le croyant est, pour un moment, ce qu’il est invité à être en permanence, « tout contre le cœur de Jésus, celui que Jésus aime » (Jean 13, 23).

Le lieu et le temps de la liturgie

Prière, foi et vie sont liées. Lex orandi, lex credendi, lex vivendi. Comme l’on prie, ainsi l’on croit et l’on vit. Le lieu et le temps liturgiques illustrent cette cohérence.

L’église est notre maison commune, maison de Dieu et maison du peuple de Dieu. A la différence du Temple de Jérusalem, dans une église chrétienne le naos, la nef de l’église accueille tout le peuple sacerdotal de Dieu, les baptisés concélébrants. Il n’y a pas de liturgie sans participation du peuple.

Dans une église byzantine ou romane, l’architecture trace la route qu’emprunte la communauté. Le peuple de Dieu est accueilli dans le narthex, un sas entre le monde et l’église, qui abritait autrefois le baptistère, porte d’entrée dans l’Eglise. Le peuple des baptisés pénètre dans le sanctuaire, la nef. Son ordonnance rappelle que le monde entier, le cosmos, est devenu sanctuaire de Dieu, demeure de Dieu parmi les hommes et demeure des hommes avec Dieu. Au-dessus, la coupole est le ciel qui descend sur la terre, l’enveloppant maternellement. Le plan en croix, selon les quatre points cardinaux, embrasse tous les horizons, tous les hommes. En dessous, dans les profondeurs de la terre, la crypte sanctifie le dortoir des défunts dans l’attente de la Résurrection.

Dans le naos, qui englobe la nef et l’autel, l’éternité pénètre le temps. L’espace de la Création, avec tout le peuple, est invité au festin du Royaume. Dieu se donne en nourriture aux fidèles.

La liturgie reflète l’orientation de l’église, tournée vers l’est, lieu cosmique et spirituel d’où le Seigneur est venu et reviendra dans la gloire. Ainsi la communauté se souvient-elle que toute liturgie terrestre est inachevée. « Comme l’éclair sort de l’Orient et brille jusqu’à l’Occident, de même sera l’avènement du Fils de l’homme. » (Matthieu 24,27) Dès son entrée, le fidèle, venu du couchant, pénètre dans le lieu où le salut est manifesté. Il fait dès lors partie du peuple nouveau, nation sainte, sacerdoce royal. La communauté est entraînée par le dynamisme de la célébration, passant, avec le monde, à un autre monde, passant, avec le temps, du siècle présent au siècle futur, au seuil du Royaume. « L’é(E)glise a été plantée comme un paradis dans le monde. »[7]

Nos églises – si belles que nous les aimions – ne sont que des métaphores du Temple céleste. Selon l’Apôtre Paul, « le Dieu qui a fait le monde et tout ce qui s’y trouve, lui, le Seigneur du ciel et de la terre, n’habite pas dans des temples faits de main d’homme » (Actes 17, 24). A toute époque, la liturgie est célébrée dans des lieux qui ne sont pas faits pour cela : en plein air, dans des salles de fortune, en prison, sous la tente… Tout du génie architectural, artistique peut disparaître, et disparaîtra un jour. La seule construction nécessaire à laquelle doivent collaborer les fils de Dieu est l’Eglise, prémices du Royaume.

« Le temps est accompli. Proche est le Royaume de Dieu ! convertissez-vous ! et croyez à l’Evangile. » (Marc 1,15) La métaphore de l’enfantement traduit le caractère dynamique, douloureux et plein d’espérance du monde nouveau à naître. « La création tout entière gémit maintenant encore dans les douleurs de l’enfantement. » (Romains 8,22) Le temps qui s’accomplit est le temps de la conversion, un travail de mise au monde de l’être nouveau. Le temps n’est plus alors dégradation, mais renaissance, réintégration en Dieu.

Notre temps est illuminé par le temps de l’Evangile. En ce temps-là…  Ce kairos, ce temps favorable est l’antidote du chronos qui dévore nos vies. Lorsque l’Evangile est proclamé dans la liturgie, le temps du Christ nous devient contemporain. L’Evangile n’est pas l’histoire d’événements passés, mais la Parole vivante qui éclaire notre vie banale et nous rend capables de discerner les signes du temps. Elle donne à notre temps, à notre histoire, son sens et son orientation. L’homme liturgique entre dans ce temps-là et participe à l’histoire du Christ. L’homme liturgique est un homme nouveau.

La Mort et la Résurrection du Christ sont la ligne de partage dans le déroulement du temps liturgique. Au terme de l’attente d’Israël, l’événement christique inaugure l’attente du retour du Seigneur, de sa présence. Le Huitième jour est aussi le Premier jour.

Le temps n’est plus un cercle vicieux d’incessants recommencements et d’incessantes morts, ni une chaîne d’actes irrémédiables qui déterminerait notre vie comme une destinée que nous nous serions tissée, sans pouvoir y échapper. Le temps devient plutôt comme une spirale : les répétitions du temps liturgique annuel, le retour des fêtes et des dimanches, où l’Eglise fait mémoire des événements du salut. Mais une spirale montante qui fait progresser les hommes et le monde vers le temps de la plénitude. Dans l’espérance du Chrétien, la Résurrection du Christ appartient en même temps au passé, au présent et à l’avenir.

Le salut a déjà commencé en Jésus et dans l’immersion de notre baptême, mais tout est encore à réaliser par le travail de l’Esprit dans notre vie. Par la foi, la grâce agit et grandit en nous, ouvrant notre temps périssable vers l’aujourd’hui de Dieu, comme vers une éternelle jeunesse . « Voici maintenant le temps favorable, voici maintenant le jour du salut » (1 Corinthiens 6,2).

La liturgie

Echo de Claude à Noël

Comment ne pas partager les réflexions de Noël sur la liturgie, tout imprégnées des richesses de la tradition orthodoxe ? Quand on évoque « la divine liturgie », c’est à ces Eglises que l’on pense spontanément, tant elles nous transportent au seuil du paradis, si l’on prend le temps – car il en faut beaucoup – d’y participer pleinement. Ce n’est d’ailleurs pas si facile. Car la richesse des rites et symboles, l’abondance des lectures et des chants supposent une certaine initiation. Certes l’ambiance et les beautés environnantes contribuent grandement à faciliter l’entrée dans ces mystères sacrés. Cependant il m’arrive de me demander quel degré de compréhension peut avoir le brave peuple devant de telles surabondances. Peut-être est-ce une question d’occidental un peu trop rationnel.

Mais une interrogation demeure. Dans une liturgie orientale, j’ai l’impression de survoler le temps ou plutôt d’être déjà un pied dans Royaume de Dieu. Il est vrai que les signes semblent immémoriaux, intangibles, figés comme pour l’éternité. Y a-t-il une réforme liturgique possible, qui adapte le culte à la culture de nos lieux et de notre temps ? Ces Eglises, mieux que l’Eglise latine jadis, ont compris que la langue liturgique pouvait être aussi la langue du peuple, des peuples. Mais peut-on encore dire que les peuples actuels se retrouvent si spontanément dans les rites de ces liturgies ancestrales ? Et qui a autorité pour opérer des changements et adaptations ?

Mais le thème de la liturgie me ramène aussi chez moi, chez nous.

L’Eglise latine a opéré avec Vatican II une petite – ou grande ? – révolution. Il serait illusoire de croire que tout a été réussi, comme s’il n’y avait plus qu’à vivre sur ses acquis. Le défi de l’inculturation, surtout dans les aires culturelles extra-européennes, est loin d’être relevé. Comment équilibrer la fixité de l’essentiel et la créativité bienvenue pour les modalités dans l’expression ? Les compositeurs et artistes de toutes sortes ont été largement sollicités. Mais une opération de décantation nécessaire est en cours. Il nous faut continuer à pouvoir prier et louer sur de la beauté. Car la liturgie est très féconde. Elle crée toute une culture en elle et autour d’elle.

Allons plus loin. La liturgie, comme l’a bien décrite Noël, est une alchimie délicate qui convoque la nature en tous ses sens, passe par la culture en toutes ses facettes, et en fait un culte qui plaît à Dieu. Tout un chemin jalonné de choses, de signes, de symboles et de rites. Finalement, c’est toute l’humanité et tout en l’humanité qui, transitant par l’unique Prêtre Jésus Christ, deviennent une seule offrande au Père. C’est dire que la liturgie chrétienne commence avant le culte et ne se termine jamais. Elle déborde infiniment les enclos sacrés et même les rites sacramentels. Selon la recommandation de l’apôtre Paul qui insiste : « Je vous exhorte, frères, par la miséricorde de Dieu, à offrir vos personnes en sacrifie vivant, saint et agréable à Dieu. C’est là le culte spirituel que vous avez à rendre. » Romains 12,1. Paul lui-même, dans la même épître, n’a-t-il pas défini son précieux service en des termes liturgiques et trinitaires ? La grâce qu’il a reçue, c’est d’être « un officiant (liturge) de Jésus Christ, consacré au ministère de l’Evangile de Dieu, afin que les païens deviennent une offrande agréable sanctifiée dans l’Esprit Saint. » Romains 15,15-16.

Oui, la liturgie doit mener à une conduite liturgique dans toute la vie, afin que les personnes et les actes soient des offrandes vivantes en passant par le Christ dans la puissance de l’Esprit. Avons-nous conscience de tout cela dans nos célébrations ? Quels liens entre les liturgies à l’église et nos vies courantes, personnelles et communautaires ? Incontournable question pour qui ne veut pas faire de nos cultes des célébrations hors sol pour quelques initiés sans solidarités humaines.

La Liturgie

Echo de Shafique à Noël

Le texte de Noël nous fait savourer la beauté du langage, du lieu et du temps de la liturgie. Avec finesse et profondeur, il nous permet d’entrer dans une compréhension chrétienne de la célébration de l’Eglise qui accueille et honore de manière holistique le Christ ressuscité.

Au sein du protestantisme, les perceptions et les rapports à « la liturgie » sont fort multiples.

Il y a ceux qui, depuis de nombreuses années et dans une perspective oecuménique, redécouvrent le trésor de la tradition liturgique de l’Eglise ancienne. Comme le résume Bruno Bürki :

« Depuis le XVIIIe siècle, et surtout le XIXe, des théologiens et des fidèles, tant dans l’anglicanisme que dans le protestantisme et dans l’Eglise catholique, ont eu le désir de renouer avec la tradition liturgique de l’Eglise ancienne. On parle de mouvements liturgiques dont la connotation œcuménique est importante. La Constitution sur la liturgie Sacrosanctum concilium du Concile de Vatican II (4 décembre 1963) est un document fondamental de la réforme catholique moderne. Les différentes Eglises aspirent aujourd’hui à une liturgie communautaire, comprise comme célébration de la rencontre de Dieu et des hommes, dans l’attente de la parousie du Seigneur. »[8]

Ces « mouvements liturgiques » (dans des paroisses, monastères ou lieux de retraite) ont contribué à renouveler et à rapprocher de nombreuses Eglises.

A l’autre extrême, il y a ceux qui cherchent à adapter les modalités et le langage de la célébration chrétienne au monde contemporain et aux codes de communication d’une jeunesse (mais pas seulement !) fort éloignée de la vie des Eglises. En détournant les propos de Noël, on pourrait affirmer de ces protestants que leur projet est le suivant :

« Pour dire la rencontre de Dieu et de l’homme, la « liturgie » (ou la cérémonie) se sert d’éléments matériels : projections sur grand écran et PowerPoint, sons et lumières, musicalité contemporaine, pain et vin, immersion dans l’eau, mouvements du corps (danses et bras levés au ciel), décorations florales, arts modernes, le tout dans une mise en (s)cène professionnelle et avec des prises de parole dynamiques et interactives… Animé par la Parole de Dieu, le langage de la célébration parle à tout l’être : physique, sensible, affectif, intellectuel, esthétique, spirituel : le corps, l’esprit et le cœur. »

Où se situer ? Il m’apparaît qu’une seule forme de communication ne saurait rejoindre le monde contemporain dans son extrême diversité. La seule exigence est celle de la qualité. Qualité du respect de la Parole de Dieu dans toutes ses finesses. Qualité du respect des participants dans tous leurs besoins. Qualité des modes de communication afin qu’ils honorent à la fois Dieu et les humains.

Alors que les mots associés à « liturgie » et à « liturge » ont aujourd’hui des connotations extrêmement ecclésiales, il n’est pas inutile de rappeler que du temps du Nouveau Testament, ces mots avaient encore un sens très sociétal. Ainsi, les collecteurs d’impôts y sont appelés des « liturges de Dieu » (cf. Romains 13,6) ! Progressivement, il est vrai, les premiers auteurs chrétiens, ont « détourné » le sens du mot « liturge » – signifiant à l’origine « fonctionnaire » ou « officiant public » – pour indiquer une personne au service de Dieu et des humains. Dans la Didachè on peut lire :

« Elisez-vous des évêques et des diacres, dignes du Seigneur, des hommes doux et désintéressés, véridiques et éprouvés, car eux aussi liturgisent pour vous la liturgie des prophètes et des docteurs » (Didachè 15,1)[9].

Aussi important que le contenu de « la liturgie » (ou « service public ») sont la qualité de vie et la serviabilité du « liturge » (ou « maître de cérémonie » pour reprendre un concept « moderne » utilisé dans certaines Eglises protestantes). Au-delà des mots, Dieu voit le cœur de celui qui officie. Il est bon aux officiants de se souvenir que le seul emploi du mot « liturgie » dans les Evangiles est associé à Zacharie… qui a vécu ses « jours de liturgie » (cf. Luc 1,23) dans le silence !

 

[4] Anaphore de saint Basile le Grand no 13

[5] Léon le Grand, Sermon 1 sur la Nativité du Seigneur

[6] Augustin d’Hippone, Sur saint Jean, 80, 13.

[7] Irénée de Lyon, Contre les hérésies, V, 20, 2.

[8] Bruno Bürki, « Liturgie » in Encyclopédie du protestantisme, Genève/Paris, PUF/Labor et Fides, 2006, p. 829.

[9] C’est surtout dans l’Epître de Clément de Rome aux Corinthiens (où les mots associés à liturge, liturgie, liturgiser apparaissent dix-sept fois) que le sens plus ministériel et cultuel a été développé.

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