Shafique Keshavjee
Au commencement était la Vie communautaire
« Au commencement était la Vie communautaire, et la Vie communautaire était en Dieu et la Vie communautaire était Dieu. » C’est ainsi que la vitalité du Dieu trinitaire pourrait être reformulée à partir du prologue de l’Evangile de Jean.
« Au commencement est un Sans commencement », nous disent les philosophes et religieux de tous les temps. Car le Rien absolu ne peut engendrer Quelque chose ou Quelqu’un. Selon les perspectives non-chrétiennes, ce « Sans commencement » c’est de l’Energie ou de la Matière (athéismes et matérialismes), un Tout impersonnel ou transpersonnel (religions de l’Asie) ou encore un Etre unique et monolithique (islam).
« Au commencement, le Sans commencement est Vie et Communion » confesse la tradition chrétienne. La Source originelle, le Père, a engendré de toute éternité un Vis-à-Vis, le Fils, et tous les deux sont éternellement unis par une Présence d’amour, l’Esprit. Dans le Dieu Tri-unité, l’Un n’est jamais sans un Autre et l’Un ne vit que pour l’Autre.
En ce Dieu Communion, la dynamique « identité-altérité-relation » constitue le fondement même de la Vie. La présence du Dieu trinitaire s’exprime par la différenciation, la relation et la communion des identités.
Les communautés humaines aspirent à vivre des relations de respect mutuel et d’harmonie dans lesquelles les uns et les autres vivraient les uns pour les autres. Ces aspirations reflètent l’identité profonde des êtres humains que le Dieu trinitaire a créés à son image. Or la réalité historique, quotidienne et concrète, jusque dans les Eglises, est bien différente.
Au cœur de la communauté humaine: le prodigieux et le perturbé
La première communauté humaine, nous dit la Bible, c’est le couple formé d’un homme et d’une femme, prodigieusement créés à l’image de Dieu. Cette première relation faite d’émerveillement et de grâce est très vite perturbée par une puissance de méfiance et de mort (cf. Genèse 1-3). Et lorsque cette première communauté devient une famille par l’engendrement de deux enfants, le prodigieux et le perturbé sont inextricablement emmêlés, un des fils allant jusqu’à tuer l’autre (cf. Genèse 4). Le projet de vie communautaire espéré par Dieu tourne au désastre. Au lieu de vivre les uns pour les autres, les humains vont vivre les uns contre les autres. Aux antipodes de la volonté de Dieu, l’homme dominera la femme et le fils haïra son frère.
La ville sera la première communauté humaine élargie. En elle la vie et la violence ne vont cesser de se déployer et de se répandre (cf. Genèse 4, 17-24). Affligé, Dieu voudra mettre fin à cette puissance de mort en suscitant de nouveaux commencements avec Noé et son Arche (Genèse 6), Abraham et sa descendance (Genèse 12), puis Moïse et le peuple libéré de l’esclavage en Egypte (livre de l’Exode). Ce peuple, formé de douze tribus, ne cessera de retourner à l’idolâtrie et les prophètes l’appelleront inlassablement à revenir au Dieu vivant.
Les textes fondateurs de la Bible enseignent que toute vie communautaire (couple, famille, ville, peuple) est ambivalente, prodigieuse et perturbée. Et que seule une transformation intérieure par l’Esprit de Dieu peut venir la pacifier.
Au cœur de la communauté chrétienne: la paix et la contestation prophétique
La naissance de Jésus a eu lieu dans un contexte de vie communautaire perturbée. La famille qui l’accueille est déstabilisée par sa naissance hors norme. La communauté juive dans laquelle il est élevé souffre de la domination par l’occupant romain et de divisions internes. C’est au cœur de cette vie communautaire perturbée que Jésus va créer un nouveau modèle de vie communautaire qui va révolutionner le monde.
Jésus commence par appeler un groupe de douze disciples et, parmi eux, il fera découvrir de nouvelles manières d’être ensemble. « Le plus grand parmi vous sera votre serviteur » (Matthieu 23,11) enseignera-t-il.
Par l’amour manifesté à ses disciples et aux personnes rencontrées durant son ministère, Jésus établit un nouveau standard de vie.
« Je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous les uns les autres ; comme je vous ai aimés, ainsi aussi aimez-vous les uns les autres » (Jean 13,34).
Or l’amour partagé par Jésus est un amour reçu. Il s’origine dans l’amour donné par le Père. Au cœur de la communauté humaine, Jésus fait découvrir l’amour de la communauté divine.
« Comme m’a aimé le Père, moi aussi, je vous ai aimés. Demeurez dans mon amour » (Jean 15,9).
L’amour donné par Jésus est à la fois source de paix et de protestation. De paix, car Jésus offre sa propre présence pacifiée enracinée dans la confiance (cf. Jean 14,1 ; 20,19). De protestation, car la famille humaine est contestée quand elle se limite à chercher son propre intérêt au lieu de suivre la volonté du Père qui aime les bons et les méchants (cf. Matthieu 5,45 et 12,50). La paix offerte par Jésus n’est pas comparable à celle donnée par le « monde », à savoir une paix fluctuante et passagère.
« Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix. Ce n’est pas à la manière du monde que je vous la donne. Que votre cœur cesse de se troubler et de craindre » (Jean 14, 27).
Les diverses formes de vie communautaire chrétienne
Comme l’a affirmé Bonhoeffer : « Communauté chrétienne signifie : communauté en Jésus-Christ et par Jésus-Christ »[1].
Le Christ lui-même a privilégié la vie en petits groupes. L’essentiel de son temps, il l’a passé avec ses douze disciples qu’il formera et enverra en mission (cf. Matthieu 10,1s). Et parmi les douze (symbole de la totalité du peuple de Dieu), il privilégiera la relation avec trois d’entre eux, Pierre, Jacques et Jean (cf. Marc 5,37 ; Matthieu 17,1 ; 26,37). Parmi ses disciples, l’un d’entre eux est même présenté comme « celui que Jésus aimait » (cf. Jean 13,23 ; 19,26 ; 20,2). Jamais nommé dans les Evangiles, la tradition l’a le plus souvent identifié à l’apôtre Jean. Une promesse particulière est faite par Jésus à ceux qui prient en petits groupes :
« Où deux ou trois sont rassemblés en mon nom, là je suis eux au milieu d’eux » (Matthieu 18,20).
Le Christ a aussi formé un groupe de disciples plus nombreux: celui des septante ou des septante-deux (cf. Luc 10,1). Et régulièrement il s’est adressé aux foules. Sa vision était large : que toutes les nations deviennent des disciples (cf. Matthieu 28,20).
Après la résurrection de Jésus, les visages de la vie communautaire furent multiples : le groupe de disciples élargi (cf. Actes 1,12-14), les cent vingt (cf. Actes 1,15), les trois mille nouveaux disciples (cf. Actes 2,41). La vie des premiers chrétiens se passait dans les maisons où le pain était rompu et dans le temple où les prières étaient célébrées et les enseignements donnés. L’Eglise qui s’est implantée dans de nouvelles contrées s’est d’abord réunie dans des maisons particulières (cf. Romains 16,5, 23 ; 1 Corinthiens 16,19…). Ce n’est que plus tard que des bâtiments spécifiques furent construits.
Lorsque, durant les siècles qui ont suivi, la vie des Eglises s’est structurée et alourdie, ce sont des nouvelles formes de vie communautaire, en particulier les monastères, qui ont attesté tout à nouveau de la paix et de la protestation transmises par le Christ.
Vers une vie communautaire renouvelée
Dans nos sociétés modernes, stressantes et hyper individualisées, l’anonymat souvent présent dans les Eglises traditionnelles peut être un facteur supplémentaire de rejet. Les Eglises chrétiennes qui connaissent une croissance quantitative allient généralement des célébrations dynamiques dans lesquelles toutes les générations se retrouvent et des formes de vie communautaire (groupes de prière, communautés de maison, camps familles, retraites) dans lesquelles des groupes de chrétiens apprennent à se connaître, à partager leurs joies et leurs peines, à se soutenir mutuellement par la prière et une aide concrète.
Alors que la plupart des monastères voient leurs effectifs vieillir et diminuer, des communautés comme Taizé, à la fois œcuméniques et transgénérationnelles, continuent d’attirer une large audience. Des communautés nouvelles, comme celle de Bose, ont eu l’audace de faire vivre ensemble non seulement des chrétiens de toutes les confessions, mais aussi des hommes et des femmes. Peut-être le renouveau « monastique » dans les décennies à venir passera-t-il par la liberté d’accueillir des célibataires et des couples mariés dans un même projet[2]. Et de permettre à des « moines » de ne l’être, comme dans le bouddhisme, que pour un temps limité.
La vie communautaire est une joie et une difficulté. Et cela parce qu’elle rassemble des êtres prodigieux et perturbés. L’expérience de la « déception » est inévitable. Mais c’est à partir de ces crises que de nouveaux départs sont possibles. Surtout si elles permettent de communier plus intensément aux souffrances et à la puissance de Vie du Christ et de son Corps (cf. Philippiens 3,10 ; 2 Corinthiens 1,7) et de laisser plus de place à la paix profonde et à la protestation vivifiante dont le Dieu trinitaire est la source.
La vie communautaire
Echo de Noël à Shafique
Dans le beau portrait de la vie communautaire tracé par un théologien protestant, le lecteur orthodoxe se réjouit de retrouver un message fondamental : Toute communauté, toute communion (deux mots pour traduire le mot grec koinônia) trouve sa source en Dieu Trinité.
Le fidèle orthodoxe, voyant dans l’icône la Parole de Dieu écrite en beauté, pense à l’icône de la Trinité d’André Roublev[3]. Elle soutient le propos de Shafique. Dieu unique est à la fois diversité et unité : trois personnes égales en dignité et différentes par leur personnalité et leur rôle. Elles sont unies par une « danse d’amour » qui passe visiblement par les visages, les bras et les mains. Chaque personne est attentive à l’autre, parce que chacune est au service de l’autre dans une sobre tendresse. Les Trois sont inscrits dans un paysage qui évoque le monde, le chêne la Création et la maison la culture. Un côté de la table, ouvert vers celui qui contemple l’icône, l’invite à entrer dans cette société d’amour et de service, à accéder à la Table de la Trinité. Telle est la communauté trinitaire.
La Table est offerte dans l’Eucharistie. L’expérience liturgique est le cœur de la vie chrétienne, tant pour la communauté que pour chaque fidèle. Tout en part, tout y revient, dans l’irrigation du centre vers la périphérie et l’appel de la périphérie vers le centre, des membres vers le cœur. L’Eucharistie donne à notre vie disloquée son unité. Elle crée un modèle où la communauté se fonde dans la communion.
Shafique souligne avec à propos le mouvement qui crée la communauté, de la personne créée à l’image de Dieu vers le couple, puis vers la famille, et même vers la ville. L’Eglise est la réalisation plénière – quoique provisoire en attendant la Cité céleste – de la communion/communauté. Futur citoyen du ciel, le baptisé est d’abord citoyen de communautés de salut et d’évangélisation inventées par l’Eglise au cours des siècles : monastères, paroisses, jusqu’à des micro-communautés, des églises de maison, des communautés dites nouvelles, des groupes qui se réunissent autour de la Parole ou dans le service de la charité. Là se vit et s’expérimente la vie nouvelle apportée par le Christ, pour autant qu’elles ne se referment pas sur elles-mêmes en ghettos autosuffisants.
J’ai une tendresse particulière pour la communauté paroissiale. Interface entre l’Eglise et le monde, la paroisse se distingue de toute autre communauté d’Eglise : tous y trouvent un accueil. Sans acception de personne, de titre, de profession, de classe, d’ethnie, d’âge, de sexe, de langue. Sans différence quant à l’état de sainteté, d’avancement sur le chemin de la foi. Il n’y a pas les purs et les autres. Ni les fervents et les autres. Ni les engagés et les autres. Ni ceux qui « paient la dîme » (Luc 18,12) et ceux qui ne le font pas. Ni même les vivants et les morts, aussi présents les uns que les autres. La paroisse accueille le tout-venant, elle ne trie pas : c’est la tâche du Seigneur. Elle est multitudiniste : voilà sa gloire, sa grâce de devenir l’icône du festin où le Roi invite à sa Table « ceux qui sont aux carrefours, les mauvais comme les bons » (Matthieu 22,9-10).
Toute communauté chrétienne (paroisse, monastère, famille, groupe) ressent la tension entre les dimensions communautaire et personnelle de l’expérience chrétienne. Tension créatrice, qui ne doit pas exclure l’une au dépens de l’autre, mais qui peut, selon les moments, les âges de la vie spirituelle et les vocations personnelles, donner plus de poids à l’une ou à l’autre, se vivre différemment. L’esprit communautaire est essentiel. Pourtant, la décision, au regard du salut offert, est toujours personnelle. « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ? Pierre fut peiné… » (Jean 21,17) On peut comprendre le sentiment de solitude face à la décision à prendre. La communauté aide, mais ne prend pas la décision pour le fidèle. Il n’invoquera donc pas la richesse ou la misère de la communauté pour « assurer son salut » ou justifier ses abandons, ses lâchetés. Chaque baptisé décide de lui-même s’il accepte l’invitation à prendre place à la Table de la Trinité. Mais quand il s’isole dans l’individualisme fort prisé de nos jours, un chrétien esseulé est un chrétien en danger.
La communauté chrétienne ne peut se réduire en communautarisme. Si le lien qui unit ses membres est l’amour – « Voyez comme ils s’aiment ! » – cet amour ne s’arrête pas aux limites de la communauté et ne se prouve pas par la soumission scrupuleuse au code d’une société formée des seuls croyants ou à la loi d’un peuple élu. Dans la communauté chrétienne, l’amour, la miséricorde, le pardon, l’hospitalité débordent les murs de l’E/église et s’étendent à toute l’humanité, pour la vie du monde. La Table de la Trinité, table de l’Eglise, est ouverte.
Echo de Claude à Shafique
Il fait bon lire un tel commentaire sous la plume d’un pasteur protestant ! Peut-être avions nous, les catholiques, un certain préjugé : peu de sens de l’Eglise chez les réformés, moins de vie communautaire que chez nous, toujours ces mêmes objections à la vie monastique, etc…
Et puis surgirent des preuves du contraire.
Certaines communautés évangéliques manifestent une vie communautaire particulièrement dense, fraternelle, motivée par l’Evangile. Il faut leur rendre ce témoignage. Il est impressionnant. La lecture de Bonhoeffer – si justement cité – nous a prouvé qu’une nouvelle réflexion sur ce point était féconde dans le monde luthérien. Et puis il y eut l’expérience durable de Taizé et d’autres communautés semblables, surtout féminines. Pour moi, fréquenter frère Roger et ses frères fut une découverte émerveillée. Ils ont recouvré les sources vives du monachisme sans faire de l’archéologie religieuse. Mieux : ils en ont fait un cadeau au contenu œcuménique et largement missionnaire. C’est dire combien de belles espérances sont permises, même si la racine monastique, dans le terreau réformé, n’a donné jusqu’à ce jour que de rares bourgeons. Mais l’influence spirituelle rayonne bien au-delà du quantitatif.
La vaste et profonde réflexion de Shafique sur la vie communautaire me conforte dans trois directions.
Il faut remonter, pour y boire, à la source trinitaire, afin de trouver là les vrais fondements de toute vie communautaire. On peut le dire déjà pour les expériences humaines de base – par exemple la vie de famille – comme pour la communion entre chrétiens dans l’Eglise. Chaque personne est un troisième de deux autres pour exister humainement. Chaque chrétien est signé par le baptême trinitaire pour s’épanouir en enfant de Dieu. On n’en finira jamais d’explorer de tels mystères pour en vivre – ensemble – dès ici-bas et dans l’éternité.
Par ailleurs, je suis persuadé que pour expérimenter une vraie vie communautaire entre chrétiens, il faut avoir ce « sens de l’Eglise » qui, surtout dans notre monde occidental, nous évite de nous laisser dominer par les pièges de l’individualisme religieux, voire de l’égoïsme spirituel. A chacun sa petite religion dans son coin ! Je suis croyant, mais je n’ai pas besoin de l’Eglise, donc des autres chrétiens, donc des autres tout court. Quelle illusion ! Quelle erreur !
En effet – et Shafique nous le rappelle très bien -, ce n’est pas ainsi que Dieu nous crée, nous voit et nous veut, lui qui promeut la communion familiale et la solidarité humaine globale. Ce n’est pas de cette façon que Jésus a imaginé les relations entre ses disciples et, à fortiori, la communauté de l’Eglise. La priorité de l’amour fraternel indique déjà la vraie voie chrétienne du vivre ensemble. Les modalités et les manifestations de cette communion en Christ peuvent varier. Mais le degré zéro ne pourra jamais se prétendre évangélique.
Enfin, je crois qu’une certaine concrétisation de vie communautaire dans des pôles intenses de type « monastique » est un bon thermomètre de la dimension communautaire en Eglise. Certes ces réalisations tiennent leur existence des circonstances de l’histoire, avec les réussites et les échecs que cela implique. Il ne faut ni les idéaliser ni les absolutiser. N’empêche que les meilleures de ces communautés se sont mises précisément au service de l’Eglise pour y susciter des puits à haute intensité évangélique. Que de chrétiens, parfois assez éloignés des autres structures ecclésiales, viennent puiser là des forces de renouveau qui les incitent à retrouver le contact avec l’Evangile vivant et les invitent à renouer des liens avec la communauté-Eglise. Ces communautés de type monastique, au sens large, sont des ferments de vie communautaire dans la pâte ecclésiale. Nous avons tous à y gagner en les fréquentant pour y trouver de la bonne nourriture spirituelle. J’en veux pour preuve le nombre de chrétiens réformés, parmi lesquels de nombreux pasteurs, qui se retrouvent dans de tels lieux de ressourcement et de dynamisme évangéliques.
[1] Dietrich Bonhoeffer, De la vie communautaire, Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, 1947, p. 15.
[2] Sur la possibilité d’envisager des « moines mariés », cf. l’ouvrage provocateur de Raimon Panikkar, Eloge du simple. Le moine comme archétype universel, Paris, Albin Michel, 1995, p. 178.
[3] L’icône de Roublev, inspirée de l’apparition à Abraham au chêne de Mambré (Genèse 18,1-15), est appelée aussi Hospitalité d’Abraham. Elle est devenue dans l’Orthodoxie la plus juste représentation de la Sainte Trinité.