Noël Ruffieux, L’hospitalité et l’accueil des pauvres

Lors d’une belle soirée au Monastère des Dominicaines, Noël Ruffieux a apporté une riche méditation sur le thème L’hospitalité et l’accueil des pauvres.

Voici, le texte de sa contribution.

Intervention à la rencontre au Monastère des Dominicaines, La Source, le 26 avril 2018

 

L’hospitalité et l’accueil des pauvres

Je veux mettre mon propos sous le patronage d’une icône que vous connaissez sans doute, la fameuse icône d’André Roublev, dite Icône de la Trinité. Son nom premier est Philoxenia, Hospitalité, ou Hospitalité d’Abraham.

« Que l’amour fraternel demeure ! N’oubliez pas l’hospitalité. Grâce à elle, certains, sans le savoir, ont accueilli des anges. » (He 13,2) L’hospitalité, la philoxenia. Le philoxenosest celui qui aime les étrangers, qui est hospitalier.

Icône de la Trinité

L’icône de la Trinité et ce verset aux Hébreux font allusion à la scène de la Genèse (18,1-16) où Abraham et Sara accueillent sous le chêne de Mambré trois étrangers, à qui Abraham s’adresse disant tantôt vous, tantôt tu. Ces troishommes, réunis autour de la table offerte par Abraham et Sara, peuvent être unqui dit je, ou troisqui disent nous.

Pour la tradition juive comme pour la tradition chrétienne, (et pour la tradition musulmane), l’accueil d’Abraham à Mambré est le modèle de toute hospitalité. Mais l’icône de Roublev donne à cet épisode de l’Ancien Testament un sens et une portée que seul le Nouveau Testament pouvait lui donner. Comme Jésus lui-même le faisait, les Pères dans la foi ont lu le Premier Testament à la lumière du message et de l’action du Christ.

Abraham « le migrant » reçoit des voyageurs. Il accueille sous sa tente Celui qui dressera sa tente parmi nous. L’homme accueille Dieu à sa table. Il l’honore des gestes traditionnels de l’hospitalité. C’est l’image – ou le modèle – de la rencontre entre Dieu et l’homme, dans la confiance et la transparence des cœurs.

Roublev TrinitéRoublev propose un renversement de perspective. Il efface du tableau les éléments anecdotiques, Abraham, Sara, les serviteurs, le jeune veau. Dieu est accueilli, et Dieu reçoit à sa table. Ce Dieu est un et trois. La Table de la Trinité est ouverte : elle a quatre côtés, trois hôtes, et donc une place libre. Il est encore de tradition dans certaines familles d’ajouter un couvert supplémentaire pour l’hôte de passage : la « place du Christ ». Ici, c’est la Trinité qui réserve une place à l’homme de passage.

Sans doute Dieu est le Tout Autre, que rien ni personne ne peut décrire, l’au-delà de tout, de toute parole, de tout raisonnement. Mais le récit de le Genèse et l’icône nous en donnent une métaphore, qui nous le rend proche. Dieu est l’unique, le seul, mais il est aussi communion, communauté, rencontre, partage, amour, non seulement dans sa relation avec le monde, mais dans son être même : Le nousde Dieu s’exprime dans la communion des Trois.

On pourrait poursuivre la métaphore avec des textes évangéliques que vous connaissez : le maître invite le tout-venant au festin des noces de son fils, la multiplication des pains, les repas du ressuscité avec les pèlerins d’Emmaüs ou les apôtres au bord du lac. Le sommet de ces repas – une réalité et non plus une métaphore – est bien la sainte cène, l’Eucharistie. Là, dans un échange étonnant, l’invitant est le Christ, qui accueille, mais aussi l’homme qui répond à son invitation et l’accueille. L’invité est le Christ attendu par la communauté, mais aussi le baptisé qui accède à la Table du Seigneur. Et quand nous semblons absents, détournés de lui, distraits, une voix courtoise nous dit :

« Voici, je me tiens à la porte, et je frappe. Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui pour souper, moi près de lui et lui près de moi. » (Ap 3, 20)

Mon premier objectif est atteint : Je voulais montrer que l’hospitalité trouve son sens, son fondement dans l’Eucharistie. Tout repas peut être une image de l’hospitalité, mais le festin eucharistique l’est à la puissance infinie. C’est alors qu’on peut saisir l’importance de l’accueil de l’étranger, du migrant, du pauvre, du handicapé, du tout venant de l’humanité.

Allons plus loin ! Saint Jean Chrysostome, au 4esiècle, va nous y aider. Il fait partie d’une tradition chez les Pères qui proteste contre le fait que l’on mette beaucoup d’argent dans la construction et la décoration d’églises fastueuses, dans les pierres plutôt que dans la pastorale, dirait-on aujourd’hui : saint Jérôme, saint Bernard en Occident, saint Nil Sorski, en Russie. Jean Chrysostome donne le fondement évangélique et liturgique de cette protestation en tissant des liens étroits entre le sacrement de l’autel et le sacrement du frère, les deux tables du frère et de l’Eucharistie :

« La table de la Cène n’était point d’argent, et le calice dans lequel le Christ donna son sang à boire à ses disciples n’était point d’or. Pourtant, ils n’en étaient pas moins précieux et dignes de respect, puisqu’ils étaient pleins de l’Esprit Saint. Tu veux honorer le corps de Jésus-Christ ? Ne le méprise pas lorsqu’il est nu. Ne l’honore pas ici dans l’église par des tissus de soie, tandis que tu le laisses dehors souffrir du froid et du manque de vêtements. Car celui qui a dit : “Ceci est mon Corps” et l’a réalisé en le disant, le même a dit :  “Vous m’avez vu avoir faim, et vous ne m’avez pas donné à manger”, et aussi : “Chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces petits, c’est à moi que vous ne l’avez pas fait“. Ici le Corps du Christ n’a pas besoin de vêtements, mais d’âmes pures ; là-bas, il a besoin de beaucoup de sollicitude. Si tu pratiques l’aumône, tu exerces une fonction sacerdotale. Tu veux voir ton autel ? Il est constitué par les propres membres du Christ. Et le Corps du Christ devient pour toi un autel. Vénère-le. Partout tu peux le contempler, dans les rues et sur les places. Et à toute heure tu peux y célébrer ta liturgie. »[1]

Du lien entre l’institution de l’Eucharistie et le service des pauvres, le Chrysostome évoque une véritable liturgie des pauvres[2]. Liturgiefondée sur la théologie du Corps du Christ, qui est à la fois son Corps eucharistique et son Corps ecclésial. Le Christ est présent dans l’Église sous les espèces sacramentelles du Corps et du Sang du Christ, et le mêmeest présent, sacramentellement aussi, dans ses membres souffrants qui participent à sa passion, …ou font la manche à la sortie des églises.

Cette liturgie des pauvres répond à l’« option préférentielle pour les pauvres », même dans son interprétation rigoureuse, et vigoureuse, par la théologie de la libération. Cette liturgie a besoin de ministères dérangeants, voire de ministres dérangeants, au service de l’indignation devant la misère humaine. Bien avant d’être à la mode politique, l’indignation a inspiré des messages, comme celui de Jean Chrysostome. Léon Bloy, un écrivain que le pape François aime bien, a élevé l’Indignation comme un nom de Dieu :

« Il n’y a pas de refuge pour l’Indignation de Dieu. C’est une fille hagarde et pleine de faim à qui toutes les portes sont refusées, une vraie fille du désert que nul ne connaît… Et elle s’est tordue devant tous les seuils, suppliant qu’on l’hébergeât, et il ne s’est trouvé personne pour avoir pitié de l’Indignation de Dieu… »

Dans notre livre Pour que plus rien ne nous sépare, pour clore la partie consacrée au  service de l’Eglise vers le monde et la société, nous avons écrit Ensembleque « nous croyons que l’évangélisation est inséparable de l’engagement pour la libération des personnes et la solidarité entre les peuples. Nous sommes certains que tous les efforts pour accorder priorité aux plus pauvres et aux plus souffrants font partie intégrante du témoignage chrétien dans ce qu’il peut avoir de transparent à l’évangile. L’assimilation du Christ à la présence des pauvres au milieu de nous nous remet en question sans cesse. »

C’est bien là une tâche œcuménique que nous pouvons et devons réaliser ensemble. D’abord, parce que ce service n’est pas marqué par nos divergences dogmatiques. Ensuite, parce que c’est un ministère, la diaconie, que personne ne peut contester. Enfin, parce que cette liturgie des pauvres préfigure la communion que nous expérimenterons un jour, sans réserve, sans exclusion, à la table de la Trinité.

Voilà qu’au moment de conclure ces propos, une Cananéenne vient nous déranger, cette païenne qui importune Jésus et les apôtres au point qu’ils semblent prêts à l’exclure de la table du peuple élu. Le pain des enfants, lui dit le Maître, ici peu courtois, ne peut pas être donné aux étrangers comme à des petits chiens. Mais la femme outrepasse les frontières, et sa grande foi s’épanouit en une réponse qui devrait éclairer nos débats sur la table eucharistique, comme elle a converti Jésus : « Oui, Seigneur, mais justement les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. » (Mt 15,21-28)

Noël Ruffieux

[1]Jean Chrysostome, Homélie 50 sur Matthieuet Homélie 20 sur 2 Corinthiens.

[2]Voir l’article d’Ysabel de Andia, Liturgie, diaconie des pauvres et théologie du Corps du Christ chez saint Jean Chrysostome,dansStudia Ephemeridis Patristicum, 2010 ou sur le site http://orthodoxeurope.org/print/12/7.aspx

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